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André Chassort

La Médecine à l'envers


André Chassort est médecin généraliste, membre du Conseil scientifique et médical de la Mutualité Française et ancien membre du Conseil de l’Ordre des Médecins.

Il paraît que je fais le plus beau métier du monde. En tout cas l’on découvre très vite que c’est l’un des plus prenants. Je me souviens encore de mes premiers vrais congés personnels, ceux que l’on se payait à l’époque en remplaçant en clinique privée des  infirmières de nuit ; ce devait être en 5ème ou 6ème année d’études, et j’avais comme on dit mis le paquet : tout mon argent était passé dans le billet d’avion destiné à rejoindre un cousin sur la Côte d’Azur. Alors que je dégustais les premiers instants de vacances, la passagère me précédant en salle d’embarquement s’est effondrée à mes pieds…
Et je me suis retrouvé en train de faire un massage cardiaque en attendant l’arrivée du SAMU.

Dès le diplôme de doctorat en poche, le métier ne vous quitte plus, y compris au cours de vos plus belles périodes de repos. Une fois muni de sa thèse, on est docteur en médecine à vie, ce qui est grisant de responsabilité, mais souvent un peu pesant. N’empêche, ce métier est celui dont rêvent beaucoup de mères pour leur enfant et je me félicite de l’exercer.

Donc, je soigne mon prochain depuis vingt-neuf ans et sans jamais m’ennuyer. Mon matériau de travail, c’est l’humain. Et la nature humaine a ceci de formidable qu’elle se renouvelle en permanence. Chaque matin, en allant ouvrir la porte de ma salle d’attente, même si j’ai déjà lu la liste des rendez-vous sur mon agenda, je ne sais pas quelles histoires m’attendent. Car les gens se racontent ; ils se découvrent sous l’effet de la maladie. Leurs histoires ne sont jamais identiques, toujours personnelles, toujours variées. Et c’est ce qui rend ce métier passionnant.

J’exerce à la campagne. Une campagne française, suffisamment opulente pour que les patients aient les moyens de se soigner, mais aussi assez éloignée des grands centres pour que mon statut de « docteur » soit respecté et me laisse une certaine autonomie.

Je devrais donc être content de l’exercice de ma profession. Je ne le suis pas. J’ai l’impression de l’exercer en dépit du bon sens. Souvent à l’envers de ce qui devrait être fait pour satisfaire pleinement sinon ma vocation – le mot est bien prétentieux – du moins mon désir de rendre service. Depuis mon installation, les conditions d’exercice n’ont fait que se dégrader. Pas financièrement : on y gagne bien sa vie… au prix, il est vrai, de semaines de soixante heures qui évoquent d’autres temps. Pas scientifiquement non plus car les progrès de la médecine, il faut le reconnaître, nous ont beaucoup aidés.
Non, ce qui ne va pas, c’est l’organisation. Dans notre pays, le « management » du métier (un mot français du XVIeme siècle, je le précise) fait cruellement défaut au système de santé. Cela mérite que l’on se pose des questions sur son efficience en regard de l’argent utilisé, de l’énergie dépensée par les professionnels de santé et de l’attente des citoyens, souvent déçue.

Les conséquences, on les connaît. Des professionnels souffrant de « burn out » (un terme anglais qui désigne un état de « ras le bol » des soignants… comme si le phénomène n’existait qu’Outre-Manche !). Un « trou de la Sécu » plus profond d’année en année malgré la succession de ministres de la Santé qui, se déploient à tour de rôle « le » plan qui va enfin nous sortir du déficit. Des concitoyens déresponsabilisés et « baladés » de réforme en réforme sans avoir leur mot à dire. Bref, un bazar intégral institutionnalisé à la française, comme nous en avons le secret.
Certains diront : en voilà encore un qui crache de manière pessimiste et bien « franchouillarde » dans la soupe ! C’est vrai qu’après tout, beaucoup envient notre système de soins, d’ailleurs classé par l’OMS « numéro un mondial ». Et de fait, ce système est généreux. Mais jusqu’à quand ?

Je n’ai ni l’intention ni les compétences de vous imposer un livre d’économie de la santé. D’éminents spécialistes l’ont fait mieux que je ne pourrais le faire. Des ouvrages existent, donc, présentent des diagnostics, parfois même proposent des traitements qui varient au gré des appartenances institutionnelles ou politiques. Reste que si la solution se trouve dans ces ouvrages, elle n’a pas encore été appliquée…
En fait, mon propos est tout autre : je désire avant tout parler de la santé de mes concitoyens. Et leur en parler à eux ! Cet ouvrage est destiné au « grand public ». À tous ceux qui ont besoin, un jour ou l’autre, de voir un médecin. Parce que la gestion de la santé, c’est aussi leur affaire et que si le système déraille, ils y sont aussi pour quelque chose. Autant être clair : si je me propose, moi, généraliste de base, de dire ce qui ne va pas dans l’organisation de la santé en France, je n’entends pas épargner les patients qui ont parfois des comportements de consommateurs irréfléchis.

Car le système s’est bel et bien emballé. Trop souvent, aujourd’hui, la médecine se fait à l’envers : on médicalise ce qui ne devrait pas l’être au prix d’un surcoût d’énergie et d’argent. On perd son temps dans des tâches ne correspondant pas à la qualification de chacun. On fait tourner pour de l’argent des systèmes inefficaces et incontrôlés sur le plan de la qualité. Bref, on ne gère pas : on distribue, on offre, on colmate, on empile, on crée des commissions, des systèmes – si possible informatiques, ça fait plus chic – mais on ne gère pas.
     
Comment en est-on arrivé là ? Il me semble qu’il y a principalement deux raisons. D’une part, ce que l’on appelle le « colloque singulier », c’est-à-dire cette relation éminemment humaine qui s’établit entre un praticien et son patient dans une unité de lieu, de temps et d’action, comme au théâtre classique, a cessé d’être binaire. Cette relation est devenue adultérine depuis qu’un troisième acteur s’est immiscé entre eux : l’assurance maladie. Ou, plus généralement, ceux qui prennent en charge les soins. Ils sont en effet devenus des partenaires incontournables aux yeux des patients, des élus et des médecins (dont ils ont amélioré les finances depuis les accords de conventionnement, voici près de 50 ans).
D’autre part, la médecine s’est fortement complexifiée au fur et à mesure que la science se développait. Le médecin, bien souvent, ne peut plus agir seul. Il lui est impossible, désormais, de tout savoir. Le meilleur des cerveaux humains peut contenir un million de données. Or, selon les spécialistes de la gestion des données médicales, il en existe environ dix fois plus en circulation.
Et ce ne sont pas les principes de l’« Évidence base médecine », c’est-à-dire l’exercice de notre métier selon des données mises à jour en permanence  et dûment validées par des preuves incontestables, qui risquent d’alléger ce savoir ! On comprend que tout cela ait pu créer un emballement du système…

Pour ma part, je suis convaincu que le système s’améliorera au prix d’une remise en question de ce que l’on offre aux patients mais aussi au prix de la perte d’une certaine forme de pouvoir médical. Sans ce donnant-donnant, la notion de solidarité autour de la santé ne tiendra pas. Les égoïsmes tireront le système vers le bas jusqu’à le couler. Les financements solidaires se désagrégeront.  
Bien que très imparfait, notre système de couverture santé reste un produit de haute technologie sociologique, élaboré au fil de décennies de luttes sociales et de compromis politiques. Et payé au prix fort : hier des milliards de francs, aujourd’hui d’euros. C’est du caviar ! Le public ne le sait pas assez ; il le consomme comme de la soupe. Le corps médical  a été longtemps complice, un peu par conviction, beaucoup par omission conservatrice. Et la classe politique a laissé faire, par lâcheté. Incapable de se saisir des vrais problèmes, elle a peur de jeter les manifestants dans la rue… 

Ainsi, au bout de vingt-neuf ans d’exercice, toujours passionné par mon métier, je trouve qu’on pourrait mieux le pratiquer. Et j’aimerais, au travers d’anecdotes, vous faire partager mes réflexions à ce sujet. Je ne prétends pas donner des leçons ni trouver des solutions. Et si le fait de s’interroger ainsi, en toute simplicité, peut parfois être déstabilisant, cela peut aussi permettre à d’autres de se poser les mêmes questions. Et peut-être d’ouvrir la réflexion, voire de remettre certaines choses à leur juste place…


André Chassort

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